« Cologne, contre-enquête » d’Ahmed Bensaada: Pour comprendre le phénomène Daoud

Vendredi, 01 Juillet 2016 06:01 Abdellali Merdaci
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« Cologne, contre-enquête » (Alger, éditions Frantz Fanon, juin 2016 ; préface de Jacques-Marie Bourget), l’essai d’Ahmed Bensaada sur le parcours d’écrivain et de journaliste de Kamel Daoud, marque une date essentielle dans la critique du fait littéraire algérien actuel. C’est, en effet, la première fois dans la longue histoire de la littérature algérienne que le parcours d’un écrivain mu par la recherche de la célébrité et du succès de scandale est l’objet d’une rigoureuse étude étayée par une respectable et imposante documentation. A partir des symptomatiques événements du 31 décembre 2015 et de la lecture injonctive qu’il en a présentée dans « Le Monde » et « Le New York Times », qui constitue dans sa brève carrière littéraire et médiatique parisienne un pic dans la surenchère chicaneuse et querelleuse sur l’Algérie, Israël et la Palestine, les Arabes et l’Islam, Bensaada déconstruit la foultitude de discours autour de l’auteur de « Meursault, contre-enquête » (Alger-Arles, Barzakh-Actes Sud, 2013-2014) et de la foudroyante notoriété que lui a forgé un courant de pensée néoconservateur très actif en Occident, plus particulièrement en France.

Le critique interroge ce qui a rendu légitime en Occident la parole et les écrits de Daoud et il relève : « N’est-il pas celui qui a naguère vécu de l’autre côté, au sein du groupe des ‘‘autres’’, et qui en connait les travers, les maladies, les vices et les infirmités sociales ? » (p. 4). Cette posture de provocateur bravache, le billettiste peut la revendiquer crûment dans une de ses chroniques du « Quotidien d’Oran » : « Hirsute, violent, édenté, sale, yeux exorbités, rageur, ongles courbés, intolérant, affamé, cannibale et impossible à fréquenter. C’est le portrait imposé de  ‘‘l’arabe’’, alias le musulman de souche, de l’Océan à l’Océan. De quoi vous donner envie de préciser l’essentiel de l’avenir : je suis algérien et pas arabe. Je suis humain et j’ai le choix d’être musulman ou pas » (p. 10). Derrière ce discours du reniement se profile l’offre de service outre-Méditerranée. L’auteur de « Cologne, contre-enquête » délimite ainsi les lieux de parole du trublion, retranché dans une position externe par rapport au groupe social algérien et par extension arabo-musulman, celle du témoin qui lit, compile, commente les événements dans une distance qui est celle d’un refus opiniâtre, qui s’exprime jusque dans ses vocables réducteurs : Daoud n’est pas Arabe (« Le monde dit ‘‘arabe’’ est le poids mort du reste de l’humanité », assènera-t-il dans une de ses pochades du « Quotidien d’Oran ») au moment même où il fustige l’appartenance à l’Islam. C’est par cette identité de rupture et cette singularité, toute artificieuse, qu’il est adoubé dans les cercles médiatique et littéraire parisiens où il trouve de sordides défenseurs, notamment l’écrivain Pierre Assouline, pilier du lobby sioniste dans le champ littéraire français. Le journaliste Alain Gresh, cité par Bensaada, peut-il désigner dans le personnage, foncièrement atypique de Daoud, le « bon musulman », crédible « celui qui dit ce que nous avons envie d’entendre, et qui peut même aller plus loin encore dans la critique, car il ne saurait être soupçonné, lui qui est musulman, d’islamophobie » (p. 56) ?

L’impressionnant rassemblement en France autour de Daoud dans les médias, la littérature et la politique (même le premier ministre en fonction a souhaité s’y joindre) introduit l’imprécateur oranais dans un Occident qui entend régler un vieux conflit avec l’Autre arabe et musulman, fomenté dans les profondeurs d’une histoire coloniale désormais ressourcée, qui n’exclue plus la haine. Ahmed Bensaada rappelle, à ce propos, la formule décapante de la philosophe Elisabeth Badinter, un des bruyants soutiens du billettiste, ravalant de neuf le terme « islamophobie », à la mesure d’une époque démente marquée par les attentats islamistes à Paris en 2015. Fut-elle simplement délirante ? Lisons : « Il ne faut pas avoir peur de se faire traiter d'islamophobe. […] Je me suis aperçue depuis quelques années que c'est la phrase clé qui arrête tout […]. Donc je ne veux pas qu'on me ferme la bouche avec ça » (p. 66). Ce raisonnement indigne se projette sur une caricature de l’Arabo-musulman, richissime maître de l’or noir dans ses djellabas moirées, qui a remplacé le Juif d’antan, bâillonnant avec ses pétrodollars la pensée occidentale et menaçant ses valeurs. C’est, précisément, une femme d’argent qui réclame cette licence d’être islamophobe, l’autre nom qui ne trompe pas du raciste.

Cette islamophobie décomplexée, Bensaada en entrevoit la sinueuse archéologie. Elle fleurit dans le discours néoconservateur français et rallie ses chefs de file d’Alain Finkielkraut à Michel Onfray, rejoignant Bernard Henri Lévy dans une défense et illustration de la prose acrimonieuse du billettiste oranais. Il ne manque pour l’heure aux défenseurs de Daoud que Renaud Camus, Eric Zemmour et Robert Ménard. Cela ne saurait tarder. Car l’homme est sans nuances. Sa monomanie arabophobe et islamophobe s’exprime  furieusement au lendemain des événements du nouvel an 2016 à Cologne, en Allemagne, très vite, souligne l’auteur, portés au discrédit d’imperceptibles « migrants » et « refugiés » musulmans ; il peut s’écrier : « l’Islam, voilà l’ennemi ! ». Sur Cologne, providentiel terrain de galipettes, Daoud s’autorise tous les excès, quasi-volcanique dans une mécanique scripturale logorrhéique d’un « père Fouettard qui déblatère, vitupère et exaspère » (p. 33). L’auteur de « Cologne, contre-enquête » met dans une lumière révélatrice les billevesées du cynique billettiste, qui ne résistent pas à l’épreuve du temps. Il le campe dans son coutumier exercice vaniteux de lanceur d’alerte pour prévenir contre les siens, Arabes et Musulmans sans frontières, et sur leur dangerosité potentielle. Sur ce thème, il garde une clientèle captive dans les rangs des extrêmes-droites européennes pour y faire une avantageuse carrière que ne lui disputerait que son alter-ego Boualem Sansal.

Ahmed Bensaada tente-t-il de comprendre les mécanismes inconscients du billettiste qui se retourne contre son sang, contre ses origines, pour rédimer une fragile consécration d’écrivain sans œuvre ? L’explication qu’il propose fera école. Il en appelle à une période coloniale que Daoud n’a certes pas connue mais qui resurgit par vagues submergeant son présent d’homme divisé ; ainsi, il cite volontiers et discute quelques hypothèses d’Albert Memmi (« Portrait du colonisé, précédé du Portrait du colonisateur », Paris, Buchet/Chastel, 1957) sur l’homme dominé. Car, semblable au colonisé d’hier, le néo-colonisé d’aujourd’hui est prêt à « "changer de peau " par mimétisme. Il se métamorphose à l’image du colonisateur dans le but ultime d’être finalement accepté par son modèle » (p. 5). Quête éperdue, en fait, pour briser de pesantes altérités. S’il n’y a plus de colonisateurs affirmés dans les cénacles littéraire et médiatique germanopratins que veut rejoindre Daoud, pour lesquels il ne manque pas de complaisance, le mode de dominance née de la violence de l’histoire impériale des XIXe et XXe siècles est toujours présent, vivace. Ce néocolonialisme a ses hérauts qui ne reculent devant aucune rebuffade : c’est Bernard-Henri Lévy, provoquant le désastre de l’Etat et du peuple libyens au nom d’Israël et du sionisme, c’est Michel Onfray vitupérant, au nom de la vérité de l’irréfragable histoire coloniale, ceux qui en Algérie ne partagent pas la mémoire de Camus, se muant en surprenant annotateur du Coran, c’est Alain Finkielkrat, fustigeant au nom de la pureté de la race, les banlieues et les Français de seconde zone et l’Islam. Ce césarisme intellectuel, bien installé dans l’édition et les médias français, en ordre de bataille, érige dans une ferveur imbécile en « Spinoza du désert arabique » toute plume sacrilège néo-indigène.

Et Daoud est volontairement sacrilège. La preuve par Cologne justement, comme l’établit le critique. Dans « Cologne, lieu de fantasme » (« Le Monde », 31 janvier 2016), il revient à ce qui assure et prolonge avantageusement son succès, le buzz médiatique, décrivant une image du Musulman qui serait aux yeux de ses lecteurs d’Occident parfaitement éprouvée, puisqu’en tant qu’Algérien, il l’aurait vécue de l’intérieur, dans un pays arabe. Alors, il témoigne elliptiquement : « Le sexe est la plus grande misère dans le ‘‘monde d’Allah’’ ». Tous ses frères Arabes et Musulmans sont résolument suspects, pour ne pas dire violeurs et coupables. Ressent-il l’inanité de l’accusation ? Le billettiste avec sa langue, gravement tortue, débusquant l’oxymore,  tance ceux qui ne pensent pas comme lui : « On n’attendra pas la réponse pour, déjà, délirer avec cohérence. » Il entreprend ainsi d’expliquer l’Arabe musulman et ce qu’il représente : « un piège culturel que résume surtout son rapport à Dieu et à la femme ». Le Musulman, c’est connu, est un phallocrate incurable, croqué dans une saisissante formule : « […] je veux connaître une femme mais je refuse que ma sœur connaisse l’amour avec un homme. » Daoud surinvestit une représentation surannée de la femme en Orient à l’ère d’Internet et des sciences du futur : « Le rapport à la femme est le nœud gordien, le second dans le monde d’Allah. La femme est niée, refusée, tuée, voilée, enfermée ou possédée. »

Alors même que le fait divers du 31 décembre 2015 et ses outrageants cancans se sont dégonflés comme une outre sèche, il reste l’imputation caricaturale qu’en a dressée Daoud en garde-chiourme stipendié de l’Occident, semblable aux poncifs coloniaux de la défunte « Algérie heureuse » et à leur déshumanisation-animalisation ordonnée de l’Indigène soumis. Qu’en est-il, aujourd’hui, de cette fulgurante scène, tragique et collective, de Cologne, de cet épisode outré du « sexe islamique », violent, nocturne et débridé, qui accable notre humanité, qu’aucune assignation de droit éclatante et éclairante ne justifie jusqu’à présent ? Le temps de la justice viendra-t-il après celui du buzz et de sa démesure dont Daoud sait, pour les avoir pratiqués sûrement, qu’ils sont infaillibles ?

Physicien et didacticien reconnu, publiciste, analyste avisé des mutations présentes des relations internationales démontant, assez tôt, dans des études de longue haleine et dans un ouvrage informé les « printemps arabes » (« Arabesque$. Enquête sur le rôle des Etats-Unis dans les révoltes arabes », Bruxelles, Investig’Action, 2015 ; préface de Michel Collon), encourageant le développement culturel de son pays avec des contributions courageuses, pourfendant la censure d’Etat lors d’un funambulesque Sila d’Alger, Ahmed Bensaada peut engager le débat avec Kamel Daoud, ses zélateurs et ses épigones, d’ici et d’ailleurs, à hauteur d’homme et, surtout, de convictions. Ils ne croient pas au même avenir pour l’Algérie et celui dont rêve Daoud s’accroche aux voiles néfastes de Bernard-Henri Lévy, Jonas fourbe et désincarné, assassin des espérances des peuples arabes. C’est la confrontation de deux Algérie diverses dans leurs horizons. Le critique le rappelle dans son essai, non sans humour : « Quand je pense que ni Kamel Daoud, ni moi ne serions en train de débattre de la sorte si l’Algérie n’avait pas payé un lourd tribut afin de mettre fin au joug colonial français et accéder à son indépendance ! Dans le meilleur des cas, nous serions, lui à Mesra (village près de Mostaganem) et moi à Fillaoucène (village proche de Tlemcen), en train de garder les cochons et les truies du colon du coin, plongés dans une misère affreuse et une ignorance multi-générationnelle, sauf peut-être l’aptitude à reconnaître les gorets des verrats… » (pp. 80-81). Ahmed Bensaada sait d’où il parle et le vent de l’Histoire de son pays souffle sur les pages de son vigoureux essai, œuvre salutaire de démystification.

 


Cet article a été publié par le magazine Afrique Asie 128-129, juillet-août 2016

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« Cologne, contre-enquête » (Alger, éditions Frantz Fanon, juin 2016 ; préface de Jacques-Marie Bourget), l’essai d’Ahmed Bensaada sur le parcours d’écrivain et de journaliste de Kamel Daoud, marque une date essentielle dans la critique du fait littéraire algérien actuel. C’est, en effet, la première fois dans la longue histoire de la littérature algérienne que le parcours d’un écrivain mu par la recherche de la célébrité et du succès de scandale est l’objet d’une rigoureuse étude étayée par une respectable et imposante documentation. A partir des symptomatiques événements du 31 décembre 2015 et de la lecture injonctive qu’il en a présentée dans « Le Monde » et « Le New York Times », qui constitue dans sa brève carrière littéraire et médiatique parisienne un pic dans la surenchère chicaneuse et querelleuse sur l’Algérie, Israël et la Palestine, les Arabes et l’Islam, Bensaada déconstruit la foultitude de discours autour de l’auteur de « Meursault, contre-enquête » (Alger-Arles, Barzakh-Actes Sud, 2013-2014) et de la foudroyante notoriété que lui a forgé un courant de pensée néoconservateur très actif en Occident, plus particulièrement en France.

Le critique interroge ce qui a rendu légitime en Occident la parole et les écrits de Daoud et il relève : « N’est-il pas celui qui a naguère vécu de l’autre côté, au sein du groupe des ‘‘autres’’, et qui en connait les travers, les maladies, les vices et les infirmités sociales ? » (p. 4). Cette posture de provocateur bravache, le billettiste peut la revendiquer crûment dans une de ses chroniques du « Quotidien d’Oran » : « Hirsute, violent, édenté, sale, yeux exorbités, rageur, ongles courbés, intolérant, affamé, cannibale et impossible à fréquenter. C’est le portrait imposé de  ‘‘l’arabe’’, alias le musulman de souche, de l’Océan à l’Océan. De quoi vous donner envie de préciser l’essentiel de l’avenir : je suis algérien et pas arabe. Je suis humain et j’ai le choix d’être musulman ou pas » (p. 10). Derrière ce discours du reniement se profile l’offre de service outre-Méditerranée. L’auteur de « Cologne, contre-enquête » délimite ainsi les lieux de parole du trublion, retranché dans une position externe par rapport au groupe social algérien et par extension arabo-musulman, celle du témoin qui lit, compile, commente les événements dans une distance qui est celle d’un refus opiniâtre, qui s’exprime jusque dans ses vocables réducteurs : Daoud n’est pas Arabe (« Le monde dit ‘‘arabe’’ est le poids mort du reste de l’humanité », assènera-t-il dans une de ses pochades du « Quotidien d’Oran ») au moment même où il fustige l’appartenance à l’Islam. C’est par cette identité de rupture et cette singularité, toute artificieuse, qu’il est adoubé dans les cercles médiatique et littéraire parisiens où il trouve de sordides défenseurs, notamment l’écrivain Pierre Assouline, pilier du lobby sioniste dans le champ littéraire français. Le journaliste Alain Gresh, cité par Bensaada, peut-il désigner dans le personnage, foncièrement atypique de Daoud, le « bon musulman », crédible « celui qui dit ce que nous avons envie d’entendre, et qui peut même aller plus loin encore dans la critique, car il ne saurait être soupçonné, lui qui est musulman, d’islamophobie » (p. 56) ?

L’impressionnant rassemblement en France autour de Daoud dans les médias, la littérature et la politique (même le premier ministre en fonction a souhaité s’y joindre) introduit l’imprécateur oranais dans un Occident qui entend régler un vieux conflit avec l’Autre arabe et musulman, fomenté dans les profondeurs d’une histoire coloniale désormais ressourcée, qui n’exclue plus la haine. Ahmed Bensaada rappelle, à ce propos, la formule décapante de la philosophe Elisabeth Badinter, un des bruyants soutiens du billettiste, ravalant de neuf le terme « islamophobie », à la mesure d’une époque démente marquée par les attentats islamistes à Paris en 2015. Fut-elle simplement délirante ? Lisons : « Il ne faut pas avoir peur de se faire traiter d'islamophobe. […] Je me suis aperçue depuis quelques années que c'est la phrase clé qui arrête tout […]. Donc je ne veux pas qu'on me ferme la bouche avec ça » (p. 66). Ce raisonnement indigne se projette sur une caricature de l’Arabo-musulman, richissime maître de l’or noir dans ses djellabas moirées, qui a remplacé le Juif d’antan, bâillonnant avec ses pétrodollars la pensée occidentale et menaçant ses valeurs. C’est, précisément, une femme d’argent qui réclame cette licence d’être islamophobe, l’autre nom qui ne trompe pas du raciste.

Cette islamophobie décomplexée, Bensaada en entrevoit la sinueuse archéologie. Elle fleurit dans le discours néoconservateur français et rallie ses chefs de file d’Alain Finkielkraut à Michel Onfray, rejoignant Bernard Henri Lévy dans une défense et illustration de la prose acrimonieuse du billettiste oranais. Il ne manque pour l’heure aux défenseurs de Daoud que Renaud Camus, Eric Zemmour et Robert Ménard. Cela ne saurait tarder. Car l’homme est sans nuances. Sa monomanie arabophobe et islamophobe s’exprime  furieusement au lendemain des événements du nouvel an 2016 à Cologne, en Allemagne, très vite, souligne l’auteur, portés au discrédit d’imperceptibles « migrants » et « refugiés » musulmans ; il peut s’écrier : « l’Islam, voilà l’ennemi ! ». Sur Cologne, providentiel terrain de galipettes, Daoud s’autorise tous les excès, quasi-volcanique dans une mécanique scripturale logorrhéique d’un « père Fouettard qui déblatère, vitupère et exaspère » (p. 33). L’auteur de « Cologne, contre-enquête » met dans une lumière révélatrice les billevesées du cynique billettiste, qui ne résistent pas à l’épreuve du temps. Il le campe dans son coutumier exercice vaniteux de lanceur d’alerte pour prévenir contre les siens, Arabes et Musulmans sans frontières, et sur leur dangerosité potentielle. Sur ce thème, il garde une clientèle captive dans les rangs des extrêmes-droites européennes pour y faire une avantageuse carrière que ne lui disputerait que son alter-ego Boualem Sansal.

Ahmed Bensaada tente-t-il de comprendre les mécanismes inconscients du billettiste qui se retourne contre son sang, contre ses origines, pour rédimer une fragile consécration d’écrivain sans œuvre ? L’explication qu’il propose fera école. Il en appelle à une période coloniale que Daoud n’a certes pas connue mais qui resurgit par vagues submergeant son présent d’homme divisé ; ainsi, il cite volontiers et discute quelques hypothèses d’Albert Memmi (« Portrait du colonisé, précédé du Portrait du colonisateur », Paris, Buchet/Chastel, 1957) sur l’homme dominé. Car, semblable au colonisé d’hier, le néo-colonisé d’aujourd’hui est prêt à « ‘‘changer de peau’’ par mimétisme. Il se métamorphose à l’image du colonisateur dans le but ultime d’être finalement accepté par son modèle » (p. 5). Quête éperdue, en fait, pour briser de pesantes altérités. S’il n’y a plus de colonisateurs affirmés dans les cénacles littéraire et médiatique germanopratins que veut rejoindre Daoud, pour lesquels il ne manque pas de complaisance, le mode de dominance née de la violence de l’histoire impériale des XIXe et XXe siècles est toujours présent, vivace. Ce néocolonialisme a ses hérauts qui ne reculent devant aucune rebuffade : c’est Bernard-Henri Lévy, provoquant le désastre de l’Etat et du peuple libyens au nom d’Israël et du sionisme, c’est Michel Onfray vitupérant, au nom de la vérité de l’irréfragable histoire coloniale, ceux qui en Algérie ne partagent pas la mémoire de Camus, se muant en surprenant annotateur du Coran, c’est Alain Finkielkrat, fustigeant au nom de la pureté de la race, les banlieues et les Français de seconde zone et l’Islam. Ce césarisme intellectuel, bien installé dans l’édition et les médias français, en ordre de bataille, érige dans une ferveur imbécile en « Spinoza du désert arabique » toute plume sacrilège néo-indigène.

Et Daoud est volontairement sacrilège. La preuve par Cologne justement, comme l’établit le critique. Dans « Cologne, lieu de fantasme » (« Le Monde », 31 janvier 2016), il revient à ce qui assure et prolonge avantageusement son succès, le buzz médiatique, décrivant une image du Musulman qui serait aux yeux de ses lecteurs d’Occident parfaitement éprouvée, puisqu’en tant qu’Algérien, il l’aurait vécue de l’intérieur, dans un pays arabe. Alors, il témoigne elliptiquement : « Le sexe est la plus grande misère dans le ‘‘monde d’Allah’’ ». Tous ses frères Arabes et Musulmans sont résolument suspects, pour ne pas dire violeurs et coupables. Ressent-il l’inanité de l’accusation ? Le billettiste avec sa langue, gravement tortue, débusquant l’oxymore,  tance ceux qui ne pensent pas comme lui : « On n’attendra pas la réponse pour, déjà, délirer avec cohérence. » Il entreprend ainsi d’expliquer l’Arabe musulman et ce qu’il représente : « un piège culturel que résume surtout son rapport à Dieu et à la femme ». Le Musulman, c’est connu, est un phallocrate incurable, croqué dans une saisissante formule : « […] je veux connaître une femme mais je refuse que ma sœur connaisse l’amour avec un homme. » Daoud surinvestit une représentation surannée de la femme en Orient à l’ère d’Internet et des sciences du futur : « Le rapport à la femme est le nœud gordien, le second dans le monde d’Allah. La femme est niée, refusée, tuée, voilée, enfermée ou possédée. »

Alors même que le fait divers du 31 décembre 2015 et ses outrageants cancans se sont dégonflés comme une outre sèche, il reste l’imputation caricaturale qu’en a dressée Daoud en garde-chiourme stipendié de l’Occident, semblable aux poncifs coloniaux de la défunte « Algérie heureuse » et à leur déshumanisation-animalisation ordonnée de l’Indigène soumis. Qu’en est-il, aujourd’hui, de cette fulgurante scène, tragique et collective, de Cologne, de cet épisode outré du « sexe islamique », violent, nocturne et débridé, qui accable notre humanité, qu’aucune assignation de droit éclatante et éclairante ne justifie jusqu’à présent ? Le temps de la justice viendra-t-il après celui du buzz et de sa démesure dont Daoud sait, pour les avoir pratiqués sûrement, qu’ils sont infaillibles ?

Physicien et didacticien reconnu, publiciste, analyste avisé des mutations présentes des relations internationales démontant, assez tôt, dans des études de longue haleine et dans un ouvrage informé les « printemps arabes » (« Arabesque$. Enquête sur le rôle des Etats-Unis dans les révoltes arabes », Bruxelles, Investig’Action, 2015 ; préface de Michel Collon), encourageant le développement culturel  de son pays avec des contributions courageuses, pourfendant la censure d’Etat lors d’un funambulesque Sila d’Alger, Ahmed Bensaada peut engager le débat avec Kamel Daoud, ses zélateurs et ses épigones, d’ici et d’ailleurs, à hauteur d’homme et, surtout, de convictions. Ils ne croient pas au même avenir pour l’Algérie et celui dont rêve Daoud s’accroche aux voiles néfastes de Bernard-Henri Lévy, Jonas fourbe et désincarné, assassin des espérances des peuples arabes. C’est la confrontation de deux Algérie diverses dans leurs horizons. Le critique le rappelle dans son essai, non sans humour : « Quand je pense que ni Kamel Daoud, ni moi ne serions en train de débattre de la sorte si l’Algérie n’avait pas payé un lourd tribut afin de mettre fin au joug colonial français et accéder à son indépendance ! Dans le meilleur des cas, nous serions, lui à Mesra (village près de Mostaganem) et moi à Fillaoucène (village proche de Tlemcen), en train de garder les cochons et les truies du colon du coin, plongés dans une misère affreuse et une ignorance multi-générationnelle, sauf peut-être l’aptitude à reconnaître les gorets des verrats… » (pp. 80-81). Ahmed Bensaada sait d’où il parle et le vent de l’Histoire de son pays souffle sur les pages de son vigoureux essai, œuvre salutaire de démystification.

« Cologne, contre-enquête » (Alger, éditions Frantz Fanon, juin 2016 ; préface de Jacques-Marie Bourget), l’essai d’Ahmed Bensaada sur le parcours d’écrivain et de journaliste de Kamel Daoud, marque une date essentielle dans la critique du fait littéraire algérien actuel. C’est, en effet, la première fois dans la longue histoire de la littérature algérienne que le parcours d’un écrivain mu par la recherche de la célébrité et du succès de scandale est l’objet d’une rigoureuse étude étayée par une respectable et imposante documentation. A partir des symptomatiques événements du 31 décembre 2015 et de la lecture injonctive qu’il en a présentée dans « Le Monde » et « Le New York Times », qui constitue dans sa brève carrière littéraire et médiatique parisienne un pic dans la surenchère chicaneuse et querelleuse sur l’Algérie, Israël et la Palestine, les Arabes et l’Islam, Bensaada déconstruit la foultitude de discours autour de l’auteur de « Meursault, contre-enquête » (Alger-Arles, Barzakh-Actes Sud, 2013-2014) et de la foudroyante notoriété que lui a forgé un courant de pensée néoconservateur très actif en Occident, plus particulièrement en France.

Le critique interroge ce qui a rendu légitime en Occident la parole et les écrits de Daoud et il relève : « N’est-il pas celui qui a naguère vécu de l’autre côté, au sein du groupe des ‘‘autres’’, et qui en connait les travers, les maladies, les vices et les infirmités sociales ? » (p. 4). Cette posture de provocateur bravache, le billettiste peut la revendiquer crûment dans une de ses chroniques du « Quotidien d’Oran » : « Hirsute, violent, édenté, sale, yeux exorbités, rageur, ongles courbés, intolérant, affamé, cannibale et impossible à fréquenter. C’est le portrait imposé de  ‘‘l’arabe’’, alias le musulman de souche, de l’Océan à l’Océan. De quoi vous donner envie de préciser l’essentiel de l’avenir : je suis algérien et pas arabe. Je suis humain et j’ai le choix d’être musulman ou pas » (p. 10). Derrière ce discours du reniement se profile l’offre de service outre-Méditerranée. L’auteur de « Cologne, contre-enquête » délimite ainsi les lieux de parole du trublion, retranché dans une position externe par rapport au groupe social algérien et par extension arabo-musulman, celle du témoin qui lit, compile, commente les événements dans une distance qui est celle d’un refus opiniâtre, qui s’exprime jusque dans ses vocables réducteurs : Daoud n’est pas Arabe (« Le monde dit ‘‘arabe’’ est le poids mort du reste de l’humanité », assènera-t-il dans une de ses pochades du « Quotidien d’Oran ») au moment même où il fustige l’appartenance à l’Islam. C’est par cette identité de rupture et cette singularité, toute artificieuse, qu’il est adoubé dans les cercles médiatique et littéraire parisiens où il trouve de sordides défenseurs, notamment l’écrivain Pierre Assouline, pilier du lobby sioniste dans le champ littéraire français. Le journaliste Alain Gresh, cité par Bensaada, peut-il désigner dans le personnage, foncièrement atypique de Daoud, le « bon musulman », crédible « celui qui dit ce que nous avons envie d’entendre, et qui peut même aller plus loin encore dans la critique, car il ne saurait être soupçonné, lui qui est musulman, d’islamophobie » (p. 56) ?

L’impressionnant rassemblement en France autour de Daoud dans les médias, la littérature et la politique (même le premier ministre en fonction a souhaité s’y joindre) introduit l’imprécateur oranais dans un Occident qui entend régler un vieux conflit avec l’Autre arabe et musulman, fomenté dans les profondeurs d’une histoire coloniale désormais ressourcée, qui n’exclue plus la haine. Ahmed Bensaada rappelle, à ce propos, la formule décapante de la philosophe Elisabeth Badinter, un des bruyants soutiens du billettiste, ravalant de neuf le terme « islamophobie », à la mesure d’une époque démente marquée par les attentats islamistes à Paris en 2015. Fut-elle simplement délirante ? Lisons : « Il ne faut pas avoir peur de se faire traiter d'islamophobe. […] Je me suis aperçue depuis quelques années que c'est la phrase clé qui arrête tout […]. Donc je ne veux pas qu'on me ferme la bouche avec ça » (p. 66). Ce raisonnement indigne se projette sur une caricature de l’Arabo-musulman, richissime maître de l’or noir dans ses djellabas moirées, qui a remplacé le Juif d’antan, bâillonnant avec ses pétrodollars la pensée occidentale et menaçant ses valeurs. C’est, précisément, une femme d’argent qui réclame cette licence d’être islamophobe, l’autre nom qui ne trompe pas du raciste.

Cette islamophobie décomplexée, Bensaada en entrevoit la sinueuse archéologie. Elle fleurit dans le discours néoconservateur français et rallie ses chefs de file d’Alain Finkielkraut à Michel Onfray, rejoignant Bernard Henri Lévy dans une défense et illustration de la prose acrimonieuse du billettiste oranais. Il ne manque pour l’heure aux défenseurs de Daoud que Renaud Camus, Eric Zemmour et Robert Ménard. Cela ne saurait tarder. Car l’homme est sans nuances. Sa monomanie arabophobe et islamophobe s’exprime  furieusement au lendemain des événements du nouvel an 2016 à Cologne, en Allemagne, très vite, souligne l’auteur, portés au discrédit d’imperceptibles « migrants » et « refugiés » musulmans ; il peut s’écrier : « l’Islam, voilà l’ennemi ! ». Sur Cologne, providentiel terrain de galipettes, Daoud s’autorise tous les excès, quasi-volcanique dans une mécanique scripturale logorrhéique d’un « père Fouettard qui déblatère, vitupère et exaspère » (p. 33). L’auteur de « Cologne, contre-enquête » met dans une lumière révélatrice les billevesées du cynique billettiste, qui ne résistent pas à l’épreuve du temps. Il le campe dans son coutumier exercice vaniteux de lanceur d’alerte pour prévenir contre les siens, Arabes et Musulmans sans frontières, et sur leur dangerosité potentielle. Sur ce thème, il garde une clientèle captive dans les rangs des extrêmes-droites européennes pour y faire une avantageuse carrière que ne lui disputerait que son alter-ego Boualem Sansal.

Ahmed Bensaada tente-t-il de comprendre les mécanismes inconscients du billettiste qui se retourne contre son sang, contre ses origines, pour rédimer une fragile consécration d’écrivain sans œuvre ? L’explication qu’il propose fera école. Il en appelle à une période coloniale que Daoud n’a certes pas connue mais qui resurgit par vagues submergeant son présent d’homme divisé ; ainsi, il cite volontiers et discute quelques hypothèses d’Albert Memmi (« Portrait du colonisé, précédé du Portrait du colonisateur », Paris, Buchet/Chastel, 1957) sur l’homme dominé. Car, semblable au colonisé d’hier, le néo-colonisé d’aujourd’hui est prêt à « ‘‘changer de peau’’ par mimétisme. Il se métamorphose à l’image du colonisateur dans le but ultime d’être finalement accepté par son modèle » (p. 5). Quête éperdue, en fait, pour briser de pesantes altérités. S’il n’y a plus de colonisateurs affirmés dans les cénacles littéraire et médiatique germanopratins que veut rejoindre Daoud, pour lesquels il ne manque pas de complaisance, le mode de dominance née de la violence de l’histoire impériale des XIXe et XXe siècles est toujours présent, vivace. Ce néocolonialisme a ses hérauts qui ne reculent devant aucune rebuffade : c’est Bernard-Henri Lévy, provoquant le désastre de l’Etat et du peuple libyens au nom d’Israël et du sionisme, c’est Michel Onfray vitupérant, au nom de la vérité de l’irréfragable histoire coloniale, ceux qui en Algérie ne partagent pas la mémoire de Camus, se muant en surprenant annotateur du Coran, c’est Alain Finkielkrat, fustigeant au nom de la pureté de la race, les banlieues et les Français de seconde zone et l’Islam. Ce césarisme intellectuel, bien installé dans l’édition et les médias français, en ordre de bataille, érige dans une ferveur imbécile en « Spinoza du désert arabique » toute plume sacrilège néo-indigène.

Et Daoud est volontairement sacrilège. La preuve par Cologne justement, comme l’établit le critique. Dans « Cologne, lieu de fantasme » (« Le Monde », 31 janvier 2016), il revient à ce qui assure et prolonge avantageusement son succès, le buzz médiatique, décrivant une image du Musulman qui serait aux yeux de ses lecteurs d’Occident parfaitement éprouvée, puisqu’en tant qu’Algérien, il l’aurait vécue de l’intérieur, dans un pays arabe. Alors, il témoigne elliptiquement : « Le sexe est la plus grande misère dans le ‘‘monde d’Allah’’ ». Tous ses frères Arabes et Musulmans sont résolument suspects, pour ne pas dire violeurs et coupables. Ressent-il l’inanité de l’accusation ? Le billettiste avec sa langue, gravement tortue, débusquant l’oxymore,  tance ceux qui ne pensent pas comme lui : « On n’attendra pas la réponse pour, déjà, délirer avec cohérence. » Il entreprend ainsi d’expliquer l’Arabe musulman et ce qu’il représente : « un piège culturel que résume surtout son rapport à Dieu et à la femme ». Le Musulman, c’est connu, est un phallocrate incurable, croqué dans une saisissante formule : « […] je veux connaître une femme mais je refuse que ma sœur connaisse l’amour avec un homme. » Daoud surinvestit une représentation surannée de la femme en Orient à l’ère d’Internet et des sciences du futur : « Le rapport à la femme est le nœud gordien, le second dans le monde d’Allah. La femme est niée, refusée, tuée, voilée, enfermée ou possédée. »

Alors même que le fait divers du 31 décembre 2015 et ses outrageants cancans se sont dégonflés comme une outre sèche, il reste l’imputation caricaturale qu’en a dressée Daoud en garde-chiourme stipendié de l’Occident, semblable aux poncifs coloniaux de la défunte « Algérie heureuse » et à leur déshumanisation-animalisation ordonnée de l’Indigène soumis. Qu’en est-il, aujourd’hui, de cette fulgurante scène, tragique et collective, de Cologne, de cet épisode outré du « sexe islamique », violent, nocturne et débridé, qui accable notre humanité, qu’aucune assignation de droit éclatante et éclairante ne justifie jusqu’à présent ? Le temps de la justice viendra-t-il après celui du buzz et de sa démesure dont Daoud sait, pour les avoir pratiqués sûrement, qu’ils sont infaillibles ?

Physicien et didacticien reconnu, publiciste, analyste avisé des mutations présentes des relations internationales démontant, assez tôt, dans des études de longue haleine et dans un ouvrage informé les « printemps arabes » (« Arabesque$. Enquête sur le rôle des Etats-Unis dans les révoltes arabes », Bruxelles, Investig’Action, 2015 ; préface de Michel Collon), encourageant le développement culturel  de son pays avec des contributions courageuses, pourfendant la censure d’Etat lors d’un funambulesque Sila d’Alger, Ahmed Bensaada peut engager le débat avec Kamel Daoud, ses zélateurs et ses épigones, d’ici et d’ailleurs, à hauteur d’homme et, surtout, de convictions. Ils ne croient pas au même avenir pour l’Algérie et celui dont rêve Daoud s’accroche aux voiles néfastes de Bernard-Henri Lévy, Jonas fourbe et désincarné, assassin des espérances des peuples arabes. C’est la confrontation de deux Algérie diverses dans leurs horizons. Le critique le rappelle dans son essai, non sans humour : « Quand je pense que ni Kamel Daoud, ni moi ne serions en train de débattre de la sorte si l’Algérie n’avait pas payé un lourd tribut afin de mettre fin au joug colonial français et accéder à son indépendance ! Dans le meilleur des cas, nous serions, lui à Mesra (village près de Mostaganem) et moi à Fillaoucène (village proche de Tlemcen), en train de garder les cochons et les truies du colon du coin, plongés dans une misère affreuse et une ignorance multi-générationnelle, sauf peut-être l’aptitude à reconnaître les gorets des verrats… » (pp. 80-81). Ahmed Bensaada sait d’où il parle et le vent de l’Histoire de son pays souffle sur les pages de son vigoureux essai, œuvre salutaire de démystification.

 

« Cologne, contre-enquête » (Alger, éditions Frantz Fanon, juin 2016 ; préface de Jacques-Marie Bourget), l’essai d’Ahmed Bensaada sur le parcours d’écrivain et de journaliste de Kamel Daoud, marque une date essentielle dans la critique du fait littéraire algérien actuel. C’est, en effet, la première fois dans la longue histoire de la littérature algérienne que le parcours d’un écrivain mu par la recherche de la célébrité et du succès de scandale est l’objet d’une rigoureuse étude étayée par une respectable et imposante documentation. A partir des symptomatiques événements du 31 décembre 2015 et de la lecture injonctive qu’il en a présentée dans « Le Monde » et « Le New York Times », qui constitue dans sa brève carrière littéraire et médiatique parisienne un pic dans la surenchère chicaneuse et querelleuse sur l’Algérie, Israël et la Palestine, les Arabes et l’Islam, Bensaada déconstruit la foultitude de discours autour de l’auteur de « Meursault, contre-enquête » (Alger-Arles, Barzakh-Actes Sud, 2013-2014) et de la foudroyante notoriété que lui a forgé un courant de pensée néoconservateur très actif en Occident, plus particulièrement en France.

Le critique interroge ce qui a rendu légitime en Occident la parole et les écrits de Daoud et il relève : « N’est-il pas celui qui a naguère vécu de l’autre côté, au sein du groupe des ‘‘autres’’, et qui en connait les travers, les maladies, les vices et les infirmités sociales ? » (p. 4). Cette posture de provocateur bravache, le billettiste peut la revendiquer crûment dans une de ses chroniques du « Quotidien d’Oran » : « Hirsute, violent, édenté, sale, yeux exorbités, rageur, ongles courbés, intolérant, affamé, cannibale et impossible à fréquenter. C’est le portrait imposé de  ‘‘l’arabe’’, alias le musulman de souche, de l’Océan à l’Océan. De quoi vous donner envie de préciser l’essentiel de l’avenir : je suis algérien et pas arabe. Je suis humain et j’ai le choix d’être musulman ou pas » (p. 10). Derrière ce discours du reniement se profile l’offre de service outre-Méditerranée. L’auteur de « Cologne, contre-enquête » délimite ainsi les lieux de parole du trublion, retranché dans une position externe par rapport au groupe social algérien et par extension arabo-musulman, celle du témoin qui lit, compile, commente les événements dans une distance qui est celle d’un refus opiniâtre, qui s’exprime jusque dans ses vocables réducteurs : Daoud n’est pas Arabe (« Le monde dit ‘‘arabe’’ est le poids mort du reste de l’humanité », assènera-t-il dans une de ses pochades du « Quotidien d’Oran ») au moment même où il fustige l’appartenance à l’Islam. C’est par cette identité de rupture et cette singularité, toute artificieuse, qu’il est adoubé dans les cercles médiatique et littéraire parisiens où il trouve de sordides défenseurs, notamment l’écrivain Pierre Assouline, pilier du lobby sioniste dans le champ littéraire français. Le journaliste Alain Gresh, cité par Bensaada, peut-il désigner dans le personnage, foncièrement atypique de Daoud, le « bon musulman », crédible « celui qui dit ce que nous avons envie d’entendre, et qui peut même aller plus loin encore dans la critique, car il ne saurait être soupçonné, lui qui est musulman, d’islamophobie » (p. 56) ?

L’impressionnant rassemblement en France autour de Daoud dans les médias, la littérature et la politique (même le premier ministre en fonction a souhaité s’y joindre) introduit l’imprécateur oranais dans un Occident qui entend régler un vieux conflit avec l’Autre arabe et musulman, fomenté dans les profondeurs d’une histoire coloniale désormais ressourcée, qui n’exclue plus la haine. Ahmed Bensaada rappelle, à ce propos, la formule décapante de la philosophe Elisabeth Badinter, un des bruyants soutiens du billettiste, ravalant de neuf le terme « islamophobie », à la mesure d’une époque démente marquée par les attentats islamistes à Paris en 2015. Fut-elle simplement délirante ? Lisons : « Il ne faut pas avoir peur de se faire traiter d'islamophobe. […] Je me suis aperçue depuis quelques années que c'est la phrase clé qui arrête tout […]. Donc je ne veux pas qu'on me ferme la bouche avec ça » (p. 66). Ce raisonnement indigne se projette sur une caricature de l’Arabo-musulman, richissime maître de l’or noir dans ses djellabas moirées, qui a remplacé le Juif d’antan, bâillonnant avec ses pétrodollars la pensée occidentale et menaçant ses valeurs. C’est, précisément, une femme d’argent qui réclame cette licence d’être islamophobe, l’autre nom qui ne trompe pas du raciste.

Cette islamophobie décomplexée, Bensaada en entrevoit la sinueuse archéologie. Elle fleurit dans le discours néoconservateur français et rallie ses chefs de file d’Alain Finkielkraut à Michel Onfray, rejoignant Bernard Henri Lévy dans une défense et illustration de la prose acrimonieuse du billettiste oranais. Il ne manque pour l’heure aux défenseurs de Daoud que Renaud Camus, Eric Zemmour et Robert Ménard. Cela ne saurait tarder. Car l’homme est sans nuances. Sa monomanie arabophobe et islamophobe s’exprime  furieusement au lendemain des événements du nouvel an 2016 à Cologne, en Allemagne, très vite, souligne l’auteur, portés au discrédit d’imperceptibles « migrants » et « refugiés » musulmans ; il peut s’écrier : « l’Islam, voilà l’ennemi ! ». Sur Cologne, providentiel terrain de galipettes, Daoud s’autorise tous les excès, quasi-volcanique dans une mécanique scripturale logorrhéique d’un « père Fouettard qui déblatère, vitupère et exaspère » (p. 33). L’auteur de « Cologne, contre-enquête » met dans une lumière révélatrice les billevesées du cynique billettiste, qui ne résistent pas à l’épreuve du temps. Il le campe dans son coutumier exercice vaniteux de lanceur d’alerte pour prévenir contre les siens, Arabes et Musulmans sans frontières, et sur leur dangerosité potentielle. Sur ce thème, il garde une clientèle captive dans les rangs des extrêmes-droites européennes pour y faire une avantageuse carrière que ne lui disputerait que son alter-ego Boualem Sansal.

Ahmed Bensaada tente-t-il de comprendre les mécanismes inconscients du billettiste qui se retourne contre son sang, contre ses origines, pour rédimer une fragile consécration d’écrivain sans œuvre ? L’explication qu’il propose fera école. Il en appelle à une période coloniale que Daoud n’a certes pas connue mais qui resurgit par vagues submergeant son présent d’homme divisé ; ainsi, il cite volontiers et discute quelques hypothèses d’Albert Memmi (« Portrait du colonisé, précédé du Portrait du colonisateur », Paris, Buchet/Chastel, 1957) sur l’homme dominé. Car, semblable au colonisé d’hier, le néo-colonisé d’aujourd’hui est prêt à « ‘‘changer de peau’’ par mimétisme. Il se métamorphose à l’image du colonisateur dans le but ultime d’être finalement accepté par son modèle » (p. 5). Quête éperdue, en fait, pour briser de pesantes altérités. S’il n’y a plus de colonisateurs affirmés dans les cénacles littéraire et médiatique germanopratins que veut rejoindre Daoud, pour lesquels il ne manque pas de complaisance, le mode de dominance née de la violence de l’histoire impériale des XIXe et XXe siècles est toujours présent, vivace. Ce néocolonialisme a ses hérauts qui ne reculent devant aucune rebuffade : c’est Bernard-Henri Lévy, provoquant le désastre de l’Etat et du peuple libyens au nom d’Israël et du sionisme, c’est Michel Onfray vitupérant, au nom de la vérité de l’irréfragable histoire coloniale, ceux qui en Algérie ne partagent pas la mémoire de Camus, se muant en surprenant annotateur du Coran, c’est Alain Finkielkrat, fustigeant au nom de la pureté de la race, les banlieues et les Français de seconde zone et l’Islam. Ce césarisme intellectuel, bien installé dans l’édition et les médias français, en ordre de bataille, érige dans une ferveur imbécile en « Spinoza du désert arabique » toute plume sacrilège néo-indigène.

Et Daoud est volontairement sacrilège. La preuve par Cologne justement, comme l’établit le critique. Dans « Cologne, lieu de fantasme » (« Le Monde », 31 janvier 2016), il revient à ce qui assure et prolonge avantageusement son succès, le buzz médiatique, décrivant une image du Musulman qui serait aux yeux de ses lecteurs d’Occident parfaitement éprouvée, puisqu’en tant qu’Algérien, il l’aurait vécue de l’intérieur, dans un pays arabe. Alors, il témoigne elliptiquement : « Le sexe est la plus grande misère dans le ‘‘monde d’Allah’’ ». Tous ses frères Arabes et Musulmans sont résolument suspects, pour ne pas dire violeurs et coupables. Ressent-il l’inanité de l’accusation ? Le billettiste avec sa langue, gravement tortue, débusquant l’oxymore,  tance ceux qui ne pensent pas comme lui : « On n’attendra pas la réponse pour, déjà, délirer avec cohérence. » Il entreprend ainsi d’expliquer l’Arabe musulman et ce qu’il représente : « un piège culturel que résume surtout son rapport à Dieu et à la femme ». Le Musulman, c’est connu, est un phallocrate incurable, croqué dans une saisissante formule : « […] je veux connaître une femme mais je refuse que ma sœur connaisse l’amour avec un homme. » Daoud surinvestit une représentation surannée de la femme en Orient à l’ère d’Internet et des sciences du futur : « Le rapport à la femme est le nœud gordien, le second dans le monde d’Allah. La femme est niée, refusée, tuée, voilée, enfermée ou possédée. »

Alors même que le fait divers du 31 décembre 2015 et ses outrageants cancans se sont dégonflés comme une outre sèche, il reste l’imputation caricaturale qu’en a dressée Daoud en garde-chiourme stipendié de l’Occident, semblable aux poncifs coloniaux de la défunte « Algérie heureuse » et à leur déshumanisation-animalisation ordonnée de l’Indigène soumis. Qu’en est-il, aujourd’hui, de cette fulgurante scène, tragique et collective, de Cologne, de cet épisode outré du « sexe islamique », violent, nocturne et débridé, qui accable notre humanité, qu’aucune assignation de droit éclatante et éclairante ne justifie jusqu’à présent ? Le temps de la justice viendra-t-il après celui du buzz et de sa démesure dont Daoud sait, pour les avoir pratiqués sûrement, qu’ils sont infaillibles ?

Physicien et didacticien reconnu, publiciste, analyste avisé des mutations présentes des relations internationales démontant, assez tôt, dans des études de longue haleine et dans un ouvrage informé les « printemps arabes » (« Arabesque$. Enquête sur le rôle des Etats-Unis dans les révoltes arabes », Bruxelles, Investig’Action, 2015 ; préface de Michel Collon), encourageant le développement culturel  de son pays avec des contributions courageuses, pourfendant la censure d’Etat lors d’un funambulesque Sila d’Alger, Ahmed Bensaada peut engager le débat avec Kamel Daoud, ses zélateurs et ses épigones, d’ici et d’ailleurs, à hauteur d’homme et, surtout, de convictions. Ils ne croient pas au même avenir pour l’Algérie et celui dont rêve Daoud s’accroche aux voiles néfastes de Bernard-Henri Lévy, Jonas fourbe et désincarné, assassin des espérances des peuples arabes. C’est la confrontation de deux Algérie diverses dans leurs horizons. Le critique le rappelle dans son essai, non sans humour : « Quand je pense que ni Kamel Daoud, ni moi ne serions en train de débattre de la sorte si l’Algérie n’avait pas payé un lourd tribut afin de mettre fin au joug colonial français et accéder à son indépendance ! Dans le meilleur des cas, nous serions, lui à Mesra (village près de Mostaganem) et moi à Fillaoucène (village proche de Tlemcen), en train de garder les cochons et les truies du colon du coin, plongés dans une misère affreuse et une ignorance multi-générationnelle, sauf peut-être l’aptitude à reconnaître les gorets des verrats… » (pp. 80-81). Ahmed Bensaada sait d’où il parle et le vent de l’Histoire de son pays souffle sur les pages de son vigoureux essai, œuvre salutaire de démystification.