LES BONNES FEUILLES
Note importante :
L’auteur de l’essai et l’éditeur autorisent les journaux et sites d’information en ligne de publier à titre gracieux tout ou partie de ces extraits de l’essai susmentionné.
Kamel Daoud et les violeurs de Cologne
Durant la dernière nuit de l’année 2015, un très grand nombre d’agressions sexuelles contre des Allemandes a été rapporté à la police de la ville de Cologne. Selon des témoins, les suspects étaient « d’apparence arabe ou nord-africaine ». Le ministre de la justice allemand annonça que plus d’un millier de personnes étaient impliquées dans ces actes répréhensibles.
Il n’en fallait pas plus, le cocktail « arabe-femme-viol » étant des plus explosifs !
Sans attendre la fin des enquêtes, les titres racoleurs ont fleuri sur les unes des médias occidentaux : « Viols contre l’humanité », « Viols à Cologne : le dégoût », « Les violences de Cologne révèlent la face cachée de l’immigration allemande », « Cologne attackers were of migrant origin » (Les assaillants de Cologne étaient d’origine immigrée), etc.
La journaliste québécoise Sophie Durocher commenta ainsi l’affaire :
« Mais comment pourrait-on imaginer être agressée en pleine ville par un troupeau de bêtes sauvages sans que personne n’intervienne ? […]. On assiste à un choc des cultures : d’un côté des pays où les femmes sont cachées, voilées, confinées au foyer. Et de l’autre une culture où les femmes sont libres, les cheveux au vent, fières de leur corps et de leur indépendance […]. En agressant ces femmes libres et fières, n’est-ce pas en partie les valeurs occidentales qu’on agresse ? »
La palme revient très certainement au populaire magazine polonais « wSieci » (hebdomadaire de tendance droite nationaliste catholique) qui a titré : « Le viol islamique de l'Europe ». Sur sa couverture, une mise en scène choc : couverte d’un drapeau européen, une jolie jeune blonde effarouchée est sauvagement agressée par de multiples mains d’hommes basanés qui la « tripotent » de partout.
Kamel Daoud pouvait-il rester loin de cette sordide polémique ? Que nenni.
N’était-ce pas l’occasion rêvée pour lui d’étaler toutes ses connaissances socioreligieuses pour expliquer ce qui s’était passé cette nuit de la Saint-Sylvestre ? Ne possède-t-il pas les origines et le vécu nécessaires pour expliciter le comportement déviant de cette horde sauvage qui a « agressé les valeurs occidentales » et « violé "islamiquement" l’Europe » ?
Le sujet était si inspirant qu’il y consacra deux articles, dans deux journaux mainstream de renom : Le Monde et le New York Times.
Dans le premier, datant du 31 janvier 2016, Daoud nous dépeint un Occident naïf, humaniste par essence, pétri d’angélisme, moderne et détenteur de valeurs suprêmes.
En opposition, il dresse le portrait de « l’autre » (terme utilisé, dans ce sens, sept fois dans son texte), une expression stigmatisante et lourde de sens, dans laquelle il fourre, pêle-mêle, le réfugié, l’Arabe, le musulman, celui dont il est légitime de se demander s’il est « sauvage » ou non, celui qui vient de ces contrées barbares qu’il serait utile de civiliser pour le bien de l’humanité.
Écoutons son sermon :
« L’Autre vient de ce vaste univers douloureux et affreux que sont la misère sexuelle dans le monde arabo-musulman, le rapport malade à la femme, au corps et au désir. L’accueillir n’est pas le guérir. Le rapport à la femme est le nœud gordien, le second dans le monde d’Allah. La femme est niée, refusée, tuée, voilée, enfermée ou possédée ».
Kamel Daoud et Sophie Durocher s’accordent donc sur le terme « sauvage ». Néanmoins, alors que la Québécoise parle de « choc des cultures », Kamel Daoud met l’accent sur les tares indélébiles du « monde arabo-musulman ». En plus, alors qu’elle utilise trois attributs négatifs pour qualifier la femme du « monde d’Allah », lui en utilise six. La copie a-t-elle dépassé le modèle ?
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Pour revenir au phénomène du viol lors des rassemblements populaires, il faut se rendre à l’évidence que d’autres pistes d’analyse sont retenues lorsque les protagonistes ne sont pas des « Arabo-musulmans ».
Par exemple, le journaliste Thomas Seymat se demandait, dans un article publié sur Slate en septembre 2011, « comment prévenir le viol dans une foule alcoolisée ? ». Il y notait que :
« Le cocktail foule, fête et alcool est propice aux violences sexuelles et aux viols […]. À Munich, durant la fête de la bière, le sexisme est omniprésent et aussi décomplexé que l'anonymat de la foule alcoolisée le permet. Les attouchements sexuels y sont monnaie courante. »
Dans la même veine, Radhika Sanghani a écrit, dans un article intitulé « La sombre vérité sur le viol lors des festivals de musique au Royaume-Uni » :
« Un nombre croissant de femmes font état d'agressions sexuelles et de viols lors de festivals de musique au Royaume-Uni […]. En Angleterre et au Pays de Galles, environ 85.000 femmes et 12.000 hommes sont violées chaque année. C’est environ 11 adultes violés chaque heure, et près d'un demi-million d'adultes qui sont agressées sexuellement chaque année. Mais pour les femmes qui sont violées durant les festivals, l'image nationale n'a pas d'importance. »
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Au sujet des agressions de Cologne, Patrick Jean abonde dans la même direction, après que les résultats de l’enquête aient été divulgués :
« Ces nouvelles révélations prouvent que les agressions sexuelles et les viols qui ont été commis ne sont que la partie visible de l'iceberg de la culture du viol, largement partagée entre toutes les communautés. […] Il ne s'agit pas de minimiser les faits d'agressions sexuelles qui ont été commis. Au contraire. L'examen des faits montre aujourd'hui qu'il s'agit d'un problème systémique se posant dès que la foule envahit les rues et que l'alcool coule à flot. »
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Kamel Daoud et la langue arabe
Ce rapport maladif à la langue arabe dont semble souffrir Kamel Daoud en tant qu’écrivain néocolonisé, ne peut être aussi bien décrit que par Albert Memmi qui a su, il y a de cela plusieurs décennies, si bien le cerner :
« Dans le conflit linguistique qui habite le colonisé, sa langue maternelle est l'humiliée, l'écrasée. Et ce mépris, objectivement fondé, il finit par le faire sien. De lui-même, il se met à écarter cette langue infirme, à la cacher aux yeux des étrangers, à ne paraître à l'aise que dans la langue du colonisateur. »
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Kamel Daoud et la Palestine
Au lieu de chercher à plaire au lobby sioniste en stigmatisant les victimes et en sanctifiant les bourreaux, Daoud et Sansal devraient impérativement prendre de la graine d’un non-Arabe et un non-musulman, Roger Waters, qui a écrit :
« Après plus de dix ans de négociations, une population palestinienne sans défense vit toujours sous l’occupation, tandis qu’on lui prend plus de terres, qu’on y bâtit plus de colonies et qu’on emprisonne plus de Palestiniens, qu’on les blesse ou qu’on les tue, eux qui luttent pour le droit de vivre dignement et en paix, d’élever leurs enfants, de cultiver leur terre, d’aspirer à tous les buts des êtres humains, comme nous autres. […] Je suis honoré d’être solidaire de mon père et de ma mère, de mes frères et sœurs palestiniens, de tant d’autres dans le monde, quelle que soit leur couleur, leur religion ou leurs circonstances – y compris un nombre toujours croissant de juifs américains et israéliens – qui ont répondu à l’appel. »
Alors que Roger Waters plaide pour la décolonisation d’un pays qui n’est pas le sien, Boualem Sansal exalte son admiration aux colons français qui ont occupé son pays tout en déplorant leur départ :
« En un siècle, à force de bras, les colons ont, d’un marécage infernal, mitonné un paradis lumineux. Seul l’amour pouvait oser pareil défi, … Quarante ans est un temps honnête, ce nous semble, pour reconnaître que ces foutus colons ont plus chéri cette terre que nous, qui sommes ses enfants. »
Et à la question « Avez-vous la nostalgie de la présence française ? », il répondit :
« Comme 80% des Algériens. Ce qui ne veut pas dire que nous sommes nostalgiques de la colonisation. Mais au temps de la présence française, l'Algérie était un beau pays, bien administré, plus sûr, même si de criantes inégalités existaient. Beaucoup d'Algériens regrettent le départ des pieds-noirs. S'ils étaient restés, nous aurions peut-être évité cette tragédie. »
Ce qui fit dire à l’universitaire Brahim Senouci :
« Sansal est un nostalgique de l’époque coloniale dont il a intégré la mythologie mensongère en disant qu’ils (les pieds-noirs) "ont fait d’un enfer un paradis". »
Kamel Daoud, lui aussi, tient un langage analogue à celui de Boualem Sansal :
« La terre appartient à ceux qui la respectent. Si nous, les Algériens, en sommes incapables alors autant la rendre aux colons. »
Ou encore :
« On ose alors le tabou parce que c’est un grand rêve éveillé : une Algérie qui n’aurait pas chassé les Français algériens mais qui en aurait fait la pointe de son développement, de son économie et la pépinière de sa ressource humaine. »
Le Blanc idéalisé ; Le Blanc sublimé ; Le Blanc magnifié…
Le Blanc détenteur du savoir sans lequel il n’y a point de salut…
[…]
Kamel Daoud et les fatwas
La victimisation de Kamel Daoud passe donc par non pas une seule, mais deux fatwas : une religieuse et l’autre laïque. Une fatwa religieuse pour avoir « attaqué » la religion musulmane et une fatwa laïque pour avoir « stéréotypé » des « Arabo-musulmans ». Une fatwa religieuse qui l’empêcherait de vivre et une fatwa laïque qui l’empêcherait d’écrire.
Fatwa religieuse ? Abdelfattah Hamadache Zeraoui a été condamné à six mois de prison (dont trois fermes) pour menace de mort sur la personne de Kamel Daoud.
De l’avis du journaliste Adlène Meddi :
« C’est une première dans le monde arabo-musulman. C’est la première fois qu’on condamne à de la prison un intégriste qui a menacé de mort un intellectuel. C’est très symbolique. Une manière d’affirmer que la violence, même verbale, devrait être une ligne rouge dans les débats. »
Tiens donc ? L’Algérie serait le théâtre d’une première juridique dans le monde arabo-musulman. Miracle ! Finalement, quelque chose de positif a réussi à germer de ce côté-ci de la Méditerranée. Peut-on daigner espérer, avec cela, être toléré dans le monde civilisé ? Passer du statut de bêtes à celui d’humains ? Et comment Kamel Daoud va-t-il commenter ce jugement dans sa chronique, lui qui a l’habitude de ne disserter que sur la moitié vide du verre algérien ? Ou va-t-il encore faire virevolter les mots pour y trouver un côté négatif ?
Ironie du sort : c’est UNE juge algérienne - et non un juge - d’un tribunal algérien qui a condamné le salafiste et donné gain de cause à Kamel Daoud. Que va-t-il dire au sujet de cette femme ? Qu’elle « est niée, refusée, tuée, voilée, enfermée ou possédée ? »
Fatwa laïque ? Kamel Daoud n’a jamais autant écrit de chroniques depuis qu’il a annoncé au monde qu’il n’en écrirait plus. Un peu comme ces dames de chez nous qui meurent d’envie de danser dans des mariages et qui s’en privent, attendant qu’on le leur demande. Et, après multiples sollicitations, elles finissent par accepter. Mais, une fois sur la piste de danse, elles ne s’arrêtent plus jamais, chaloupant jusqu’au petit matin.
La désislamisation sémantique du concept de fatwa initiée par Fawzia Zouari avait pour but de voler au secours du « pauvre Kamel Daoud attaqué par une horde de savants ». Mais il faut reconnaître qu’elle a le mérite d’ouvrir un large champ lexical.
[…]
Et pourquoi ne pas parler des « fatwas journalistiques » dont le chroniqueur est devenu un expert et qui lui ont valu la célébrité ?
Ces fatwas qu’il distille, à doses homéopathiques, jour après jour, avec la régularité d’une trotteuse.
Ces fatwas qui, une fois décrétées, marquent ses concitoyens du sceau du pluriel comme on marque d’un fer rouge distinctif les animaux d’un ranch.
Ces fatwas qui, une fois édictées, rabaissent ses compatriotes au niveau de bêtes, de tubes digestifs ou de masse gélatineuse.
Ces fatwas qui, une fois promulguées, discréditent leur religion, trucident leur langue et étripent leur culture.
Ces fatwas où il n’a eu aucune gêne de demander « pourquoi les Algériens, en majorité, sont-ils sales ? » pour ensuite les traiter de « peuple au trois quarts ignare, bigot, sale, incivique et intolérant. »
Kamel Daoud s’arroge tous les droits pour parler au nom des Algériens. Bien sûr, il se place de facto dans le quart qui sait ce que les trois autres quarts doivent faire, penser ou rêver. Le quart instruit, propre, civique, tolérant et qui abhorre la bigoterie.
Alors, lorsque ses fatwas sont remises en causes, lorsque sa béatitude intellectuelle est ballotée, lorsque ses certitudes idéologiques sont bousculées, il finit par sortir ses griffes en revendiquant haut et fort la propriété exclusive de la réflexion sur ses concitoyens.
« Je suis Algérien, je vis en Algérie, et je n’accepte pas que l’on pense à ma place, en mon nom. Ni au nom d’un Dieu, ni au nom d’une capitale, ni au nom d’un ancêtre. »
Ainsi fut sa réponse lorsque le groupe d’universitaires a critiqué son texte sur les violeurs de Cologne. Curieuse réponse d’un chroniqueur qui passe son temps à disserter sur ses compatriotes et qui refuse que l’on disserte sur lui sous prétexte qu’il vit en Algérie et pas les autres. Kamel Daoud doit comprendre qu’on peut vivre en Algérie et n’y rien comprendre lorsqu’on s’applique à porter les verres déformants de la néocolonisation.
Utilisant un vocabulaire cher à Albert Memmi, le journaliste algérien persiste et signe. Il désapprouve ses détracteurs, les accusant d’utiliser ce qu’il appelle le « préjugé du spécialiste » et qui s’énonce de la façon suivante :
« Je sermonne un indigène parce que je parle mieux que lui des intérêts des autres indigènes et postdécolonisés. »
On remarque que Kamel Daoud se met dans la peau d’une victime indigène lorsqu’il est attaqué. Mais ne se rend-il pas compte que « sermonner les autres indigènes et postdécolonisés », c’est exactement ce qu’il fait à longueur de chroniques en prenant soin de mettre son habit calomniateur du néocolonisé ?
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Kamel Daoud et ses défenseurs
L’écrivain néocolonisé n’atteint la plénitude de son statut que lorsque sa communauté d’accueil l’accepte et le défend. Pour cela, il a besoin de défenseurs, de protecteurs, de personnes qui montent au créneau lorsque leur protégé est malmené à cause de ses écrits ou éclaboussé par l’écume de l’actualité.
Certes, dans la section précédente, il a été question de défenseurs « indigènes et postdécolonisés » pour utiliser le langage de Kamel Daoud ou de défenseurs « lumineux », pour utiliser celui de Djemila Benhabib. Mais eux-mêmes ont besoin de protecteurs lorsqu’ils subissent d’éventuelles attaques. Des protecteurs occidentaux, bien entendu.
Ceux qui ont l’allure altière, le verbe haut et les médias mainstream à un claquement de doigts.
Ceux qui ont tout hérité de leurs aïeux colonisateurs, en particulier l’arrogance des omniscients, et qui perpétuent cet héritage avec tant de brio.
Ceux à qui doit plaire tout candidat qui prétend au statut tant convoité d’écrivain néocolonisé
[…]
Commençons par la journaliste Natacha Polony qui a prononcé une des déclarations les plus pompeuses et les plus représentatives d’un certain état d’esprit hexagonal postcolonial :
« Faire taire Kamel Daoud, enterrer les Lumières ! »
« Kamel Daoud est l’héritier de ces Lumières qui ne sont pas réservées à ce côté-ci de la Méditerranée. »
Décidément, la luminosité de Kamel Daoud a l’air de faire l’unanimité. Et Natacha Polony n’y va pas de main morte : « Lumière » (avec un L majuscule), rien de moins ! Quand on pense à ce qu’a représenté, en son temps, le mouvement des « Lumières », on est en droit de se questionner si la journaliste sait exactement de quoi elle parle. Ou peut-être est-elle facilement « éblouissable » par le ténu flux lumineux d’une luciole, qui sait ?
Sans vouloir manquer de respect à quiconque, comparer Kamel Daoud aux Voltaire, Diderot, Rousseau et autres Montesquieu relève soit d’un panégyrisme de circonstance, soit d’une réelle paresse intellectuelle.
Mais au-delà de cette histoire de nitescence, ces phrases sont autant de lapsus révélateurs. Tout d’abord, Natacha Polony confirme ce qui a été discuté à plusieurs reprises auparavant : la Méditerranée sépare deux mondes :
Celui des « Lumières » (de ce côté-ci) et celui de l’obscurité (de l’autre côté) ;
Celui du groupe des « nous » et celui des « autres » ;
Celui de la civilisation et celui de la barbarie ;
Celui du progrès et celui de la décadence…
Ensuite, elle montre que certaines personnes initialement « de l’autre côté » peuvent être soustraites des ténèbres et ramenées à la clarté pour autant qu’elles montrent patte blanche. Très blanche.
Pour Kamel Daoud, la cause est entendue, foi de Natacha Polony : son processus de « mimétisation » est accompli, son héritage « lumineux » est confirmé et son transbordement transméditerranéen achevé.
Date et lieu de sortie: Alger, le 16 juin 2016