Ça y est! Le monde arabe vient d’obtenir son premier prix Nobel féminin. Et quel prix!

Toutes catégories confondues, Tawakkol Karman est, à 32 ans, la première femme arabe récipiendaire d’un prix Nobel, la première Yéménite, la plus jeune femme nobélisée (ex-aequo avec l’Irlandaise Mairead Corrigan -1976-), la deuxième musulmane (après l’iranienne Shirin Ebadi -2003-), la première militante d’un parti islamiste, la première femme portant le hidjab et l’une des 43 femmes dans le monde à avoir obtenu cette distinction. Dans la catégorie du Nobel de la Paix, elle fait partie du club select formé par les 15 femmes qui, à ce jour, ont été choisies par l’Académie Nobel.

 

Une reconnaissance du « printemps arabe »

Depuis quelques semaines déjà, le bruit courait que le « printemps arabe » allait être récompensé et les noms d’illustres cyberactivistes avaient circulé. Il avait été question de la tunisienne  Lina Ben Mhenni, dont le blog  « A Tunisian Girl » [1] a grandement contribué à alimenter la contestation anti-bénalienne malgré les menaces de l’ex-pouvoir en place.

Lina Ben Mhenni (Tunisie)

 

Une deuxième femme, cyberactiviste égyptienne, a été pressentie pour remporter le trophée. Il s’agit d’Israa Abdel Fattah, la co-fondatrice avec Ahmed Maher du fameux « mouvement du 6 avril ». Ce mouvement regroupant de jeunes cyberdissidents a été, depuis 2008, le fer de lance de la  revendication démocratique en Égypte et c’est lui qui a été à l’origine de la vague qui a emporté, de la place Tahrir, le président Moubarak. Surnommée la « Facebook girl », Israa (qui, tout comme Tawakkol, porte le hidjab) avait connu son moment de gloire lorsqu’elle fut arrêtée en 2008 et emprisonnée pendant plus de deux semaines. Sa mère publia une page entière dans un journal à grand tirage, demandant la libération de sa fille et s’adressant aux « coeurs de Hosni Moubarak, Suzanne Moubarak (la femme du président) et du ministre de l’Intérieur ». Sa libération fut largement publicisée et donna lieu à des scènes qui ont ému l’Égypte entière [2].

 

Israa Abdel Fattah (Égypte)

 

Un nom masculin a aussi été évoqué : celui de Wael Ghoneim, le cyberactiviste égyptien nommé, en avril dernier, « l’homme le plus influent du monde » par le magazine américain Time [3].

 

Wael Ghoneim (Égypte)


Le plus étrange dans ces rumeurs pré-nobéliennes, c’était l’absence de mention des célèbres cyberactivistes Ahmed Maher et Adel Mohamed, véritables chevilles ouvrières du « mouvement du 6 avril » [4].

Ahmed Maher et Adel Mohamed (Égypte)

 

Finalement, le jury Nobel a décidé de ne pas honorer les révoltes « achevées » qui ont étêté les anciens régimes tunisien et égyptien, mais de donner plutôt un « coup de pouce » à celle qui couve depuis plusieurs mois au Yémen.

 

Une activiste de la première heure

Mariée et mère de trois enfants, Tawakkol Karman est la fille de Abdel Salam Karman, un avocat et politicien, qui a déjà servi et plus tard démissionné comme ministre des affaires juridiques au sein du gouvernement du président Ali Abdallah Saleh [5]. Portant hidjab et niqab, comme la plupart des femmes yéménites, elle décida d’enlever le niqab en 2004, lors d'une conférence sur les droits humains et se rendit au podium à visage découvert en public pour la première fois de sa vie adulte [6].

Comme son père, Tawakkol est un membre influent du parti d’opposition islamiste Al-Islah. En 2005, elle crée WJWC « Women Journalists Without Chains » (Femmes journalistes sans chaînes), un organisme non-gouvernemental « qui travaille à la promotion des droits civils, en particulier la liberté d'opinion et d'expression et les droits démocratiques » [7].

Née plus de six mois après la prise de pouvoir d’Ali Abdallah Saleh, Mme Karman n’a connu, toute sa vie, que ce président. Depuis 2007, elle participe ou organise des manifestations antigouvernementales dans la capitale yéménite. Galvanisée par la chute du président Ben Ali, elle organisa deux manifestations contre le pouvoir en place, ce qui lui valut d’être arrêtée par les services de sécurité, dans la nuit du 22 au 23 janvier 2011, et conduite à la prison centrale de la capitale. Dès l’annonce de son arrestation, environ 200 journalistes ont marché dans la rue pour exiger sa libération. Sous la pression de la rue, elle a été libérée sous condition le 24 janvier 2011, alors que des milliers de personnes étaient rassemblées, solidaires avec elle [8]. Cet épisode houleux de la vie de la dissidente yéménite a été très médiatisé et lui a permis d’atteindre une indéniable célébrité internationale.

 

Ses relations étasuniennes

L’activisme boulimique de Tawakkol Karman ne laisse pas indifférent les multiples acteurs de la scène politique du Yémen. En effet, ses opposants l’ont accusée d’être financée par l’ambassade américaine à Sanaa ainsi que par certains organismes américains [9]. Mais qu’en est-il réellement de cette accusation?

Le moins qu’on puisse dire est que Mme Karman n’est nullement dérangée par sa promiscuité avec les officiels américains et les organismes d’ « exportation de la démocratie » étasuniens. Jugez-en.

Tout d’abord, il faut mentionner que son organisation « Women Journalists Without Chains » est financée depuis 2008 par la NED (National Endowment for Democracy). À ce titre, elle a reçu une subvention de plus de 150 000 $ pendant ces trois années (2008 à 2010) [10]. Pour information, notons que la NED est elle-même subventionnée par l’administration américaine, tout comme l’United States Agency for International Development (USAID), l’International Republican Institute (IRI), le National Democratic Institute for International Affairs (NDI), et la Freedom House (FH). Il a été démontré que ces organismes ont eu un rôle de premier plan dans le financement et le soutien des « révolutions colorées » et du « printemps arabe » [11].

Sur le site de la NED, on peut lire que les subventions ont été octroyées en 2010 à WJWC de Tawakkol Karman « afin de promouvoir l'utilisation des nouveaux médias pour documenter les violations des droits de l’homme. WJWC formera 20 activistes à l’utilisation des nouveaux médias afin de documenter les violations des droits de l’homme, aider les militants à poster leurs propres vidéos et des blogs sur son site Internet, et de produire un film documentaire sur le tribunal d'exception pour les journalistes et un programme télévisé sur la liberté d'expression au Yémen » [12].

À la suite de sa nobélisation, la NED a publié un long message de félicitations sur son site: « Tawakkol Karman et ses collègues de Women Journalists Without Chains (WJWC) sont vraiment extraordinaires, et je ne pouvais pas être plus heureux que le Comité Nobel ait reconnu leur immense courage et la stature morale du Prix Nobel de la Paix de cette année », a déclaré Carl Gershman, président de la NED [13].

Il est important de mentionner que, de 2006 à 2010,  la NED a octroyé plus de 4,5 millions de $ à divers organismes yéménites de promotion de la démocratie et de défense des droits de l’homme [14].

En mars 2010, Tawakkol Karman a été nominée pour l’ « US State Department Woman of Courage Award » (Prix du courage féminin décerné par le Département d’État américain), mais ne l’a pas obtenu [15]. Une lettre de l’ambassade des États-Unis à Sanaa, publiée sur leur site, mentionne que « Tawakkol a été choisie cette année (i.e. 2010) par l'ambassade américaine à Sanaa en tant que candidate pour l’édition 2010 du  Prix du courage féminin décerné par le Département d’État américain. Nous l’honorons pour son courage dans la défense des droits fondamentaux » [16]. À cette occasion, Tawakkol fut invitée à New York pour assister à la cérémonie. Elle y rencontra la première dame américaine, Michelle Obama, ainsi que Mme Clinton [17].

En septembre 2010, elle fut conviée à donner une conférence au Brecht Forum qui s’est tenu dans la ville de New York. Sa présentation traitait des « violations des droits de l’homme au Yémen causées par la soi-disant "guerre contre le terrorisme" » [18].

 

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Discours de Tawakkol Karman au Brecht Forum (New York, septembre 2010)

Lien pour la vidéo

 

Déjà, en 2005, année de la création de son organisme WJWC, elle écrivit à Jane Novak, journaliste américaine spécialiste du Yémen, à propos des dégâts occasionnés par l’ouragan Katrina : « Chère Jane Novak, mon nom est Tawakkol A. Karman, je suis journaliste originaire du Yémen et, en même temps, présidente des Femmes Journalistes Sans Frontières (N.D.A. : ancien nom de WJWC). Je vous envoie cette lettre avec mes meilleures salutations [] afin de partager avec le peuple américain pendant cette période difficile qu'ils traversent causée par l’ouragan "Katrina". Frère Abdulkarim Al-Khaiwany m’a informée de vous contacter car vous seriez la meilleure personne pour transmettre nos condoléances au peuple américain (aussi bien les bureaux gouvernementaux que non gouvernementaux), vous trouverez une lettre de condoléances jointe à cet e-mail » [19].

L’histoire ne dit malheureusement pas si elle a usé de la même sollicitude, au demeurant très louable, lors d’autres catastrophes naturelles dans le monde comme celle, par exemple, qui a touché le Pakistan en 2010.

Espérons qu’au-delà des considérations politiques « printanières » que vit actuellement le monde arabe, le prix Nobel de Mme Karman puisse avoir un impact salutaire et bénéfique sur la condition de la femme au Yémen et, par extension, sur celle du monde arabe. Rappelons qu’au Yémen environ 57% des femmes sont analphabètes et qu’elles subissent encore les mariages forcés en bas âge [20]. Nous pourrons alors espérer fêter, collectivement, le prochain prix Nobel féminin arabe dans une catégorie scientifique. Un trophée exempt de toute scorie politique partisane.

 

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Le 28 octobre 2011, Hillary Clinton reçoit Tawakkol Karman au Département d'État à Washington

Références

  1. Lina Ben Mhenni, « A Tunisian Girl ».
  2. M. Papic et S. Noonan, « Social Media as a Tool for Protest », Politeia Geopolitical Analyses, 3 février 2008.
  3. Le Point.fr, « Waël Ghonim, homme le plus influent du monde selon Time », 21 avril 2011.
  4. Ahmed Bensaada, « Arabesque américaine : Le rôle des États-Unis dans les révoltes de la rue arabe», Éditions Michel Brûlé,  Montréal (2011), pp. 49-76.
  5. Ahmed Al-Haj et Sarah El Deeb, « Nobel peace winner Tawakkul Karman dubbed 'the mother of Yemen's revolution », Sun Sentinel, 8 octobre 2011.
  6. Nadia Al-Sakkaf, « Renowned activist and press freedom advocate Tawakul Karman », Yemen Times, 17 June 2010.
  7. Women Journalists Without Chains
  8. AFP, « Yémen : libération sous condition d’une militante de la liberté de la presse », 24 heures, 24 janvier 2011.
  9. Essafir, « Les femmes ont retrouvé leur rôle original ... et se soulevèrent contre les princes de la guerre et de la politique » (traduction libre à partir de la langue arabe), 8 octobre 2011.
  10. NED, « Annual reports ».
  11. Ahmed Bensaada, « Arabesque américaine : Le rôle des États-Unis dans les révoltes de la rue arabe», Op. Cit.
  12. NED, « 2010 annual report: Yemen ».
  13. NED, « NED Congratulates Tawakkul Karman on Nobel Peace Prize », 7 octobre 2011.
  14. NED, « Annual reports », Op. Cit.
  15. Isobel Coleman, « A Day in the Life of a Yemeni Revolutionary », Huffington Post, 20 janvier 2011.
  16. Embassy of the United State (Sanaa), « Speech in honor of International Women's Day », 8 mars 2010.
  17. Nadia Al-Sakkaf, Op. Cit.
  18. Democracy Now, « Yemeni Nobel Peace Prize Laureate Tawakkul Karman on Human Rights Abuses Enabled by 'War on Terror' », 7 octobre 2011.
  19. Jane Novak, «Yemeni Activist wins Nobel Prize », The Jawa Report, 7 octobre 2011.
  20. The Left Hand of Feminism, « Whither the Revolution for Women in Egypt and Yemen? », 5 avril 2011.

Cet article a été publié le 13 octobre 2011 dans les colonnes du journal "Le Quotidien d'Oran"

 


 

Version espagnole de l'article: ¿Quién es Tawakkol Karman, la primera mujer árabe con el Nobel?